Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
7 octobre 2012 7 07 /10 /octobre /2012 17:26

Folio 64 Jérusalem céleste   

Pascal Meier, la Jérusalem céleste, folio 64.

Tempera, or en feuille, eau de noyer sur papier d'Arches, format : 420 x 420 mm.

Extrait de L'Apocalypse de Jean enluminée (droits réservés).
 

 

 " Puis je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle ; car le premier ciel et la première terre avaient disparu, et la mer n’était plus. Je vis aussi la cité sainte, la Jérusalem nouvelle, qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu, prête comme une épouse qui s’est parée pour son époux. Et j’entendis une voix forte qui venait du trône, et qui disait : « Voici le tabernacle de Dieu au milieu des hommes ! Il habitera avec eux, et ils seront son peuple ; Dieu lui-même sera avec eux. Il essuiera toute larme de leurs yeux ; la mort ne sera plus, et il n’y aura plus de deuil, ni cri, ni souffrance ; car les premières choses auront disparu ». Celui qui était assis sur le trône dit : «  Je vais renouveler toutes choses ». (Ap 21, 1-5) … et il (un des sept anges) me montra la cité sainte, Jérusalem, qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu, resplendissante de la gloire de Dieu. Son éclat était semblable à celui d’une pierre précieuse, d’une pierre de jaspe, transparente comme du cristal. Elle avait une grande et haute muraille, avec douze portes, et sur les portes étaient douze anges, et des noms inscrits, qui sont les noms des douze tributs des enfants d’Israël : à l’orient, trois portes ; au nord, trois portes ; au midi, trois portes ; à l’occident, trois portes. La muraille de la ville avait douze fondations, sur lesquelles étaient douze noms, les noms des douze apôtres de l’agneau. Celui qui me parlait tenait une canne d’or pour mesurer la ville, ses portes et sa muraille. La ville était disposée en carré, et sa longueur était égale à sa largeur. Il mesura la ville avec le roseau ; elle avait douze mille stades ; sa longueur, sa largeur et sa hauteur étaient égales. Il mesura aussi la muraille ; elle avait cent quarante-quatre coudées, mesure d’homme, qui était aussi mesure d’ange. La muraille était bâtie en jaspe, et la ville était d’or pur, semblable à un pur cristal. Les soubassements de la muraille de la ville étaient ornés de pierres précieuses de toute espèce.  (Ap 21, 10-19)… Les douze portes étaient douze perles, chaque porte formée d’une seule perle. Et la place de la ville était en or pur, semblable à un cristal transparent. Je n’y vis point de temple ; car c’est le Seigneur Dieu tout-puissant qui en est le temple, ainsi que l’agneau. La ville n’a pas besoin ni de soleil ni de la lune pour l’éclairer, et l’Agneau est son flambeau. Les nations marcheront à sa lumière, et les rois de la terre y apporteront leur gloire. Ses portes ne se fermeront jamais pendant le jour ; et là, il n’y aura plus de nuit. On y apportera la gloire et les richesses des nations ; il n’y entrera rien de souillé, ni personne qui se livre à l’abomination et au mensonge, mais ceux-là seuls qui sont inscrits dans le livre de vie de l’Agneau. " (Ap 21, 21-27)

L’Apocalypse est au fond un retour inévitable à Dieu qui s’insère dans le silence d’un cœur ouvert à sa révélation ; elle demande finalement l’avènement et le règne de Dieu dans son impératif : « Viens ! » (Maranatha). Et ce qui vient, c’est la vie nouvelle du Ciel, la vie éternelle et abondante donnée par Dieu de tout son amour. Amour qui se traduit par sa présence de lumière qui irradie tout et pénètre jusqu’au cœur des hommes qui demeurent en Lui. Son doux visage est la Jérusalem céleste qui accueille en son sein tout homme nouveau qui renaît en Dieu. Homme nouveau, né du Ciel, né de Dieu et renouvelé par l’Esprit Saint. C’est là où les saints de tous les temps « reposent » pour l’éternité ; où par amour pour Dieu, ils ne cessent d’être en mouvement vers l’Amour inconditionné qui les a éveillés à eux-mêmes. Ils font partie de cette cité ; ils composent cette Jérusalem céleste. Ils ont rejoint les apôtres qui sont les premières pierres précieuses du Temple. Ils font partie intégrante du Temple qu’est Dieu et l’Agneau. Et dans cette création nouvelle, tout le peuple de Dieu est issu du Ciel. Le « monde ancien a disparu » tout comme l’homme ancien a disparu. Alors que « nous tous dont le visage découvert reflète la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, de gloire en  gloire, par l’Esprit du Seigneur » (II Cor. 3, 18), la gloire qui nous attend dans la demeure du Père échappe à toute description tant ceux et celles qui peuvent contempler sa face sont semblables à Lui, à sa ressemblance, parce qu’ils Le voient tel qu’Il est (cf. Jn 3, 2). Et ce qu’ils voient, c’est eux-mêmes.

Selon le Dr. W. Kreiss, « Dieu se lie à son peuple comme un jeune homme à son épouse. » Bien que l’épouse, la Jérusalem céleste s’est « parée pour son époux » pour lui plaire, c’est Dieu qui lui donne  toute sa beauté, qui l’éclaire par sa grâce sanctifiante et son pardon, qui l’a lavée et purifiée de ses souillures pour la revêtir de sa gloire (cf. Eph. 5, 27).

Fini la mort ainsi que tout cri, toute douleur et toute souffrance. Dieu annonce non ce qu’il aura, mais ce qu’il n’aura plus. Toute larme est comme séchée définitivement et le visage de l’homme se transforme en sourire par la Présence consolatrice et apaisante du Père, tout comme un papa pour ses enfants. De péché, il n’y aura plus ; et tout ce qui est impur sera rejeté au loin de la maison du Seigneur : « Dehors les chiens, les enchanteurs, les impudiques, les meurtriers, les idolâtres et quiconque aime et pratique le mensonge » (Ap 22, 15). Plus rien ne pourra souiller ce que Dieu a recréé. Toute vie se trouve finalement au sein de sa lumière et bénéficie de sa gloire donnée à tous de la même manière. Son amour ne fait pas de différences, le « Tout est en tous » : l’Amour, les amants et l’Aimé ne font qu’un, pour reprendre une parole soufi. C’est la vie que tout homme a toujours désiré tendre au fond de lui-même. Ce Saint des saints qu’est la Jérusalem céleste est cette dimension où Dieu règne et partage son trône avec chacun de nous. Nul besoin de temple, car Dieu est le Temple de tous, et nous sommes le temple de sa Présence.

L’Agneau de Dieu, au centre, en est l’image parfaite et le flambeau qui illumine les cœurs. Et ce que l’ange au roseau mesure, c’est la demeure de l’amour incommensurable de Dieu, c’est la sainteté même de Dieu qui illumine tous les êtres et toutes formes de vie. Chaque perle précieuse, comme posée sur la tête auréolée des apôtres placés devant chaque porte, est signe de leur sainteté intérieure, qui se manifeste extérieurement par l’éclat coloré de leur perle. Chaque perle a ses propriétés qui la distinguent des autres tout comme les qualités spirituelles différenciées de chaque apôtre. Chaque perle, dont la nature est l’incorruptibilité et la luminosité, correspond à un apôtre qui réfracte l’éclat pur de Dieu les rejoignant ainsi dans les profondeurs intimes de leurs âmes. C’est par leur témoignage illuminé par leur perle propre à chacun d’eux que chaque apôtre est une porte ouverte sur Dieu. Pierre décrit par un habit rouge et tenant dans sa main droite la clé qui permet d’ouvrir le Paradis céleste, à l’union d’amour avec le Christ, est associé au jaspe qui est généralement composé de plusieurs couleurs, est dans la miniature en vert foncé, André avec le saphir a une perle jaune et « Judas » avec la calcédoine est de couleur blanche. A la droite de l’image, Simon le Zélote porte une émeraude, Barthélémy une sardoine et Jacques la cornaline. Au bas de l’image et ayant la tête en bas, Jean porte la chrysolite, Philippe le béryl et Thomas la topaze. Enfin à la gauche de l’image, Jacques a la chrysoprase, Mathieu a la jacinthe et Mathias a l’améthyste. Aussi, tous les apôtres détiennent dans une de leurs mains un livre, le livre ouvert sur la vérité qui conduit les hommes à l’amour de Dieu. Témoins de Dieu sur terre, les apôtres sont comme les porte-flambeaux de Dieu dans le Ciel qui ouvrent à tout homme le bonheur d’être parmi les heureux « élus ».

Carrée à sa base, et cubique par sa longueur qui égalait sa largeur, la Nouvelle Jérusalem où au-dessus de ses douze portes dirigées vers les quatre points cardinaux pour recevoir tous les peuples, nations, langues et tribus de la terre se trouvent un ange qui veille, est un pur cristal, « à la fois par sa substance diaphane, incorruptible et lumineuse, et par sa forme. Elle est en fait la « cristallisation », dans l’éternel présent, de tout ce que le devenir – le monde changeant ou temporel – comporte de quintessences impérissables. » (Titus Burckhardt, Symboles, Recueil d’essais, Archè, 1980, p. 30)

Pour tout dire, il n’y a pas de mot assez grand pour décrire pareille vision. C’est à une explosion de couleurs aussi belles les unes que les autres que nous convie Jean. Des couleurs éclairées et surtout traversées par une même lumière tel un vitrail l’est du soleil. C’est à un monde renouvelé, transformé et transfiguré que Dieu nous invite à prendre part ; Il l’espère pour tous, pour chacun de nous, même s’Il paraît le donner de préférence à ceux et à celles qui ont cru en Lui et ont vécu de son amour. La transformation du monde sera semblable à celle de notre corps dans la résurrection. Même si la terre viendrait à disparaître selon l’idée catastrophique qu’on se fait le plus souvent de l’Apocalypse, telle la destruction par le feu, il jaillira hors de cette fournaise comme la création en terre du potier sortant du four la nouvelle création de Dieu. Et si « la mer n’était plus », c’est que l’abîme où furent précipités l’infâme Dragon, l’Antéchrist, la Bête et le faux prophète ne sera plus.  Quand Dieu dit : « C’est fait ! », c’est « toutes choses nouvelles » qui sont faites, dès à présent, depuis que le Christ est mort sur la croix et ressuscité dans la gloire du Père. Tout péché est expié une fois pour toute, la mort est vaincue pour toujours et l’ « enfer » est englouti à tout jamais par l’Amour divin. Enfin l’œuvre de Dieu entre dans son éternité entièrement glorifiée. Le face-à-face nous est dévoilé par une pleine communion avec Dieu dans une intimité si proche que son cœur se bat dans le nôtre. Ce n’est rien d’autre que cela le salut éternel : être amour. C’est cette présence de Dieu qui palpite déjà dans notre cœur en qui s’ouvre à Lui.

La façon d’avoir représenté la Jérusalem céleste se dit : diagrammatique. L’image est volontairement mise à plat, aussi bien la place que les murs et les portes qui constituent cette cité de Dieu. Cette perspective « abstraite » était pourtant familière au lecteur médiéval. Cette représentation de la ville céleste, comme vue d’en haut, aux murs d’enceinte projetés dans le plan horizontal, permet de montrer clairement les douze portes contenant chacune un apôtre. Ce schéma permet également de mettre en évidence la forme carrée de la Jérusalem céleste qui en fait « la quadrature du cycle céleste, ses douze portes correspondent aux douze mois de l’année ainsi qu’aux divisions analogues de cycles plus grands, tels que celui de la précession des équinoxes. » (Titus Burckhardt, Symboles, Recueil d’essais, Archè, 1980, p. 30) Précession des équinoxes qui serait, selon l’astronomie ancienne du monde, en particulier de la Perse, la « mesure-limite » du temps. L’architecture de la Jérusalem céleste ici peinte est empruntée à celle d’Al-Andalus par ses portes en forme de « fer à cheval » dit arc outrepassé. Au centre de la Jérusalem céleste, se détachant sur un sol en damiers  de verts et de bleus différents, allant du turquoise au bleu cobalt et du bleu outremer au vert véronèse constellé de fleurs stylisées rouges et jaunes comme un jardin aux fleurs persistant,  se trouvent l’Agneau de Dieu avec sa croix de victoire, l’ange mesurant l’enceinte de la ville céleste et Jean tenant entre ses mains le livre de la Révélation. Chaque élément de la place est en quelque sorte une nouvelle Jérusalem en réduction, un carré dans un carré plus vaste inscrit dans l’unité divine où se trouve le peuple de Dieu.

Plus une vision qu’un discours, l’image nous renvoie qu’imparfaitement à son prototype. La Jérusalem céleste dépasse toute image d’elle-même, tant la Lumière divine est à la fois son éclairage, sa lumière et sa splendeur ; et tant l’Amour qui l’habite la traverse de part en part.

Partager cet article
Repost0
10 juin 2012 7 10 /06 /juin /2012 14:18

 

Folio 65 Félicié des élus dans la nouvelle Jérusalem

 

 

Pascal Meier, La félicité des élus dans la nouvelle Jérusalem (Ap 22, 1-5), folio 65.

Tempera et eau de noyer sur papier d'Arches,

format : 460 x 295 mm.

Extrait de L'Apocalypse de Jean enluminée (droits réservés).


 

Chaque étape pratique correspond à une transformation de l’être. Ceci est valable tant pour l’icône que pour l’enluminure. Le peintre d’icônes va, en général, des couleurs les plus foncées aux plus claires, autant dire vers la lumière. Pour l’enluminure, chaque couleur a pour source la lumière et reflète un aspect de celle-ci, tout comme un être spiritualisé reflète un aspect du divin. Les formes dessinées, qui relèvent de l’intellect pour leur conception, se colorent par une âme réceptive à la Beauté divine. En quelque sorte, l’enlumineur brille par sa foi et colore sa spiritualité contemplative en Dieu. L’âme peut être illuminée de l’intérieur par la création d’une miniature en rendant aux couleurs leur éclat et en revivifiant la vision contemplative portée sur les formes symboliques.


Les étapes pratiques de cet art que j’ai pu réaliser à ce jour se résument dans ce qui va suivre. Je commence directement sans couche de fond préalable par le tracé des formes à la mine de plomb. Cette technique me permet d’intervenir à tout moment pour une modification ou un changement à effectuer. L’encre vermillon, d’une belle couleur rouge vive, vient recouvrir les contours du dessin préparatoire. Cette étape permettra, au moment de la pose des couleurs, d’éviter de perdre le tracé déjà établi. Pour une bonne partie des Beatus, les formes étaient tracées au préalable en rouge. Cela se remarque notamment pour les miniatures de l’Escorial. Intervient ensuite l’art d’enluminer proprement dit : les couleurs sont obtenues par le mélange de pigments en bonne partie minérale et quelques pigments d’origine végétale avec du jaune d’oeuf et un peu d’eau. Cette technique qu’on appelle « tempera » est très ancienne et aurait déjà été utilisée au temps des Romains. À de rares occasions, j’ai employé de la glycérine ou de la gomme arabique. Ces produits sont utilisés essentiellement comme liant avec le pigment, mais leur tenue est plus fragile que le jaune d’oeuf. D’autant plus que l’intensité lumineuse des couleurs est modifiée par tel ou tel produit employé. Pour certaines couleurs chaudes, en l’occurrence comme le rouge, j’ai appliqué la couleur avec une sorte de liant gouache déjà préparé. Ce choix a été intentionnel. Il apparaît par ce procédé une couleur plus mate mais à l’aspect plus velouté qui contraste avec la qualité de brillance rendue par la tempera. Ce jeu de consistances picturales autres et de rapports colorés différents changent notre perception des choses : les figures peintes à la tempera donne l’impression de briller de l’intérieur ; elles paraissent jaillir des fonds mats à la résonance plus matérielle de la couleur.

 

L’avantage principal de l’utilisation des pigments se trouve dans la préparation personnalisée des couleurs. En effet, chaque peintre peut ainsi créer ses propres couleurs à partir des pigments qu’il aura choisis. L’enlumineur pourra obtenir les intensités colorées souhaitées ou, par mélanges de pigments divers, des teintes plus nuancées. Selon sa perspective picturale, il peut créer toute la gamme de couleurs qu’il désire. À chaque nouvelle miniature ou selon le temps de réalisation de certaines, je prépare à nouveau mes couleurs avec les pigments adéquats.

 

Suivant l’oeuf employé, sa durée de conservation est de deux à trois jours si l’on veut obtenir une qualité optimale. Pour une meilleure préservation dans le temps, l’oeuf peut être mélangé avec un peu de bière ou de vinaigre. Bien souvent, il faut deux oeufs pour concevoir une miniature. Je commence par prendre la quantité de pigment que je souhaite utiliser et je le dépose dans un récipient émaillé qui préserve, à mon sens, mieux les couleurs. Ensuite, j’additionne du jaune d’oeuf avec un peu d’eau pour diluer le tout. Une colle avec du jaune d’oeuf ou de la caséine peut également être utilisée pour la dilution. D’autres procédés existent également (1). Le dessin préparatoire m’invite à contourner les formes et à peindre en fonction des surfaces disponibles. Un chiffon doux permet d’empêcher de frotter de notre main les surfaces déjà peintes afin d’éviter de les abîmer.

 

Comme j’aime travailler le pigment avec ce qu’il m’offre, certains d’entre eux sont plus transparents malgré l’usage d’un même liant. La quantité de ce dernier joue bien sûr un rôle dans l’aspect définitif de la couleur. Pour supprimer cette transparence, les couleurs doivent être gouachées avec l’adjonction de blanc de Meudon ou peintes une seconde fois. Il existe plusieurs façons d’obtenir une couleur avec telle opacité, brillance ou consistance. Il faut cependant veiller à ce que certains pigments ne soient pas mélangés avec d’autres qui ont pour effet des réactions chimiques modifiant dans le temps l’aspect escompté. Utilisée à l’état pur, la couleur a l’avantage de ne pas, normalement, faire encourir ce risque.

 

Comme je l’ai déjà évoqué précédemment, la peinture mozarabe subjugue par sa gamme chromatique saturée à l’extrême et par la franchise colorée des surfaces. Cette perspective est une parmi d’autres. Cependant, son rôle est déterminé par le contenu même de la vision peinte. Ces couleurs, aussi sensibles soient-elles, préfigurent la luminosité colorée du Paradis. Ces couleurs invitent donc l’âme à contempler et à refléter les couleurs d’en haut et de s’y « plonger ».

 

Tout comme pour une icône, j’applique les couleurs dans un ordre précis. Je débute par les bandes du fond de la composition. Je poursuis par les éléments architecturaux (avec lampes, autel, etc.), les animaux (bêtes, chevaux, etc.), les vêtements et leurs accessoires (couronnes, livres, etc.), pour terminer sur les visages et autres parties visibles du corps. Le cadre est peint en dernier ainsi que l’intervention de l’or sur les différents éléments tels que nimbes, livres ou croix. L’usage traditionnel veut que l’or soit déposé en premier afin d’éviter que des particules dorées viennent se déposer sur les couleurs. Comme je dépose l’or généralement au pinceau avec de la coquille d’or ou par mélange de jaune d’oeuf et d’alliage doré, je n’ai pas l’inconvénient de la feuille d’or qui se colle sur les couleurs, exception faite de la réalisation des dernières miniatures. Grâce à ce procédé, je peux mieux me rendre compte, dès le début, de l’effet que j’obtiendrai en répartissant les couleurs principales de la composition. La finition des détails observe la règle suivante qui se retrouve bien souvent dans la peinture chrétienne : je pars de l’ensemble pour me diriger vers les détails et je procède des éléments d’importance secondaire vers les éléments principaux. Pour le traitement des vêtements, par exemple, plusieurs couches de couleurs ont été appliquées. Les couches successives donnent à la couleur un aspect plus dense et une coloration qui ne peut s’obtenir par le mélange des couleurs sur la palette. Ainsi la richesse colorée est indéfiniment variée. Un rehaut de bleu clair obtenu par un mélange de différents pigments ajoute un éclairage et un relief singulier aux vêtements. Tout à la fin, je retrace avec une plume l’ensemble de la miniature à l’eau de noyer, afin de rendre à nouveau pleinement intelligible le dessin.

 

Bien qu’au départ le dessin au graphite s’établit dans sa structure générale avec la règle, l’équerre et le compas, le dessin préparatoire à l’encre vermillon s’effectue à main levée ainsi que la phase finale à l’eau de noyer, d’où une irrégularité du dessin. Vie aussi, car les traits dessinés sont donnés par l’impulsion de la main répondant de la personne, de sa vigueur et de son âme. Le dessin est directement appliqué sur le papier. Aucune esquisse, aucun calque ou quoi que ce soit n’a été employé. Les corrections ou modifications ont été directement rapportées sur l’image. À de rares occasions, j’ai recommencé entièrement la composition de l’image sur un autre papier. Quand nous avons les modèles qui conviennent et une conception claire dans notre tête, tout se réalise sans recherches pénibles ; et le temps vient s’inscrire autrement dans notre vie au quotidien. Un temps qui désire rejoindre l’éternité sous une forme particulière de prière.

 
Note

1. Voir à ce sujet : Dom Paul BLANCHON-LASSERVE, moine de Solesmes, Écriture et enluminure des manuscrits du IXe au XIIe siècle, Abbaye St-Pierre de Solesmes et Abbaye de St-André, 1926 ; Théophile,prêtre et moine, Essai sur divers arts, trad. comte Ch. DE L’ESCALOPIER, Clermont-Ferrand, Paleo, 20042 ; Cennino CENNINI, Il Libro dell’arte, trad. Colette Déroche, Champigneules, éd. Berger-Levrault, 1995.
 
Texte extrait de Pascal Meier, L'Apocalypse de Jean enluminée, Ed. Saint-Augustin,  (droits réservés). 
Partager cet article
Repost0
9 juin 2012 6 09 /06 /juin /2012 16:36

 

   
Conférence

du 18 juillet 2010 à la chapelle des Pénitents
lors de l’exposition à l’Abbaye de la Chaise-Dieu en Auvergne
 
Folio 52 Victoire de l'Agneau
 
Pascal Meier, Victoire de l'Agneau (Ap 17, 14), folio 52.   
Pigments avec liant gouache et encre sépia sur papier d'Arches,
format : 460 x 290 mm. 
Extrait de L'Apocalypse de Jean enluminée (droits réservés).
 
 
 
Qui suis-je pour traiter pareil sujet ? Ni exégète, ni historien, ni philosophe, ni théologien confirmé, je ne puis parler qu’en simple « artiste de campagne », sans feindre des compétences que je ne possède pas. Si on m’avait dit, il y a dix ans de cela, que je réaliserais autant de miniatures dans un laps de temps relativement court, et de surcroît que j’exprimerais par écrit un témoignage de l’Apocalypse de Jean à travers mes enluminures, j’aurais eu bien de la peine à y croire. D’autant plus qu’un livre a été édité avec l’ensemble de mes miniatures. Quand on y réfléchit bien, cela me dépasse, et je réalise du coup que cela devait se faire ainsi malgré les doutes et les aléas de la vie.
 
 
A la découverte d’un art

Toute œuvre d’art est un chemin ; un chemin vers ce à quoi nous tendons aussi bien qu’un chemin vers soi, peu importe le mode d’expression. J’ai découvert l’art mozarabe provenant du nord de la péninsule hispanique alors que j’avais 23 ans, en 1993. Le terme mozarabe vient du mot « musta’rib » (arabisé), désignant par là les chrétiens d’Espagne vivant dans un contexte islamique entre 711 et 1492, date à laquelle s’achevait entièrement la « Reconquista », c’est-à-dire la reconquête de toute l’Espagne par les chrétiens.

C’est lors de ma deuxième année à l’ECAL (l’Ecole Cantonale d’Art de Lausanne) que je me suis rendu à la bibliothèque universitaire de Dorigny pour scruter quelques ouvrages suggérés par un ami. Sur place, je me suis dirigé vers l’emplacement des livres sur l’enluminure et les miniatures du Moyen-Âge. Là, j’ai découvert un ouvrage qui m’a beaucoup frappé par la beauté qui se dégageait des miniatures. La force des couleurs et leur agencement dans l’espace ainsi que la stylisation des formes humaines ont particulièrement attiré mon attention. Il s’agissait du « Livre de Feu, l’Apocalypse et l’art mozarabe » d’Henri Stierlin. À travers ces pages, c’est sur chaque image que je me suis arrêté quelques instants comme si elles répondaient à mes attentes, plus encore, à ce qui me tiendra à cœur pendant des années, à vie même.
 

Beatus et l’art mozarabe

Pour parler de l’art mozarabe et de son rôle particulier dans la vision apocalyptique, il est impossible de ne pas parler d’un moine, d’un certain Beatus de Liébana. On sait peu de chose de ce moine bénédictin qui vécut à la seconde moitié du VIIIème siècle au cœur des monts cantabriques, dans les Asturies. Il aurait été prêtre et même abbé au monastère de saint Martin de Turieno, aujourd’hui Santo Torribio de Liébana. C’est protégé par un relief tourmenté des montagnes, où les troupes islamiques ne parvinrent guère à s’implanter, que ce moine prit refuge pour écrire son long Commentaire de l’Apocalypse de Jean, respectivement en 776, en 784, et en 786 par une version augmentée du Commentaire de Daniel donné par Jérôme (IVème siècle), auteur de la fameuse traduction latine de la Bible : la « Vulgate ». Le Commentaire est écrit en latin d’après une version antérieure à la « Vulgate » provenant d’Afrique du Nord. Il est composé des versets de l’Apocalypse divisés en douze livres intitulés « Storiae » suivi de « l’Explanatio », autrement dit du Commentaire. Entre un passage de l’Apocalypse et son commentaire est intercalée une miniature illustrant le texte biblique. Le Commentaire est constitué de nombreuses et parfois longues citations d’écrits antérieurs tirés de manuscrits rédigés par des Pères ou des Docteurs de l’Eglise durant les premiers siècles du christianisme. On y trouve des personnalités telles qu’Ambroise, Augustin, Grégoire-le-Grand et Isidore de Séville.
 
 
 
        EMETRI~1
Emeterius et la moniale Endé,
 
Les deux témoins (Ap 11, 3-6), Beatus de Gérone, vers 975.
Source de l'image : Wikimedia Commons.
 
 
Les miniatures sont souvent traitées en pleine page, voire en deux pages entières, retraçant avec fidélité les différentes scènes de l’Apocalypse. L’importance accordée au dernier livre du Nouveau testament dans ce nord de l’Espagne est considérable compte tenu du nombre de manuscrits qui nous est resté, vingt-sept enluminés sur trente et un, et de son étendue à travers le temps, soit du IXème jusqu’au début du XIIIème siècle. Certains de ces manuscrits sont datés et signés, faits rarissimes compte tenu que l’anonymat était plutôt de rigueur pour toute œuvre dédiée à la gloire de Dieu. C’est ainsi que le nom de Endé apparaît comme étant l’une des premières à pouvoir être identifiées parmi les femmes artistes de l’histoire de la peinture occidentale. Cette moniale a contribué avec un moine du nom d’Emeterius pour un des plus prestigieux codex (livre relié) du Commentaire de Beatus, celui de Gérone daté de 975.
 
 
   
MAGIUS~1
Magius, 144 000 élus marqués du sceau divin (Ap 7, 1-8),
        vers 962.
Source de l'image : Wikimedia Commons. 
 
 
Le style de ces miniatures n’a jamais été clairement défini ; bien qu’il ait des sources wisigothiques, l’analyse laisse percevoir des influences coptes, ainsi qu’irlando-saxonnes et musulmanes, mais dans une moindre mesure. Il apparaît que l’art précarolingien d’outre-Pyrénées a contribué de façon plus essentielle à la formation du style dit « léonais », dont mes miniatures ont pris vie, que les influences d’un art non chrétien d’Andalousie. Isolé du reste de l’Europe, le développement de cet art, qui ne se trouvera nulle part ailleurs en Occident, peut être qualifié de « provincial » malgré la richesse ornementale et l’emploi de l’or et de l’argent dans certains manuscrits.

Pour ma part, j’ai pris comme modèle principaux le Commentaire de Beatus peint vers 962 par « l’archipeintre » Magius se trouvant actuellement à la Pierpont Morgan Library à New-York, celui peint par Endé et Emeterius (disciple de Magius), en 975, codex appartenant à la cathédrale de Gérone, et celui peint par Facundus réalisé en 1047 pour le roi Ferdinand Ier et la reine Sancha de Castille, conservé à la Bibliothèque Nationale de Madrid.
 
 
 
    B Facundus 6v
 
Facundus, Croix de victoire de l'Agneau de Dieu ou Croix d'Oviedo,
pour le roi Ferdinand Ier et la reine Sancha de Castille, 1047.
Source de l'image : Wikimedia Commons.

 
L'approche de l’Apocalypse et les aspects pratiques

Au début, je me suis documenté sur cet art en reléguant au second plan le livre de l’Apocalypse qui bien souvent nous laisse des traces de crainte plutôt que d’espérance. J’avais à ma disposition un « tas » d’images très inégales dans la qualité des reproductions. Certaines étaient en noir et blanc et de bien petites tailles. Toutefois, j’ai pu constater que les miniatures indiquant un même passage de l’Apocalypse n’étaient pas toutes pareilles, bien que depuis Magius, une sorte de tradition iconographique s’était comme instaurée. Cela m’a permis de déterminer un choix iconographique en accord avec mon interprétation des images liée au texte biblique. Ainsi, j’ai pu approfondir le texte de l’Apocalypse de Jean en lien avec les images que j’avais sous les yeux. J’ai contemplé l’Apocalypse à travers ces miniatures qui me permettaient, à ma grande stupéfaction, de mieux lire cette révélation, ou dans tous les cas, de porter un regard différent de ce que j’avais reçu comme enseignement jusque-là. J’ai lu peu de livres sur le sujet, afin de privilégier une interprétation de l’Apocalypse intégrée davantage dans la prière et la foi vécue dans la communion eucharistique. Sans une approche d’écoute avec Celui qui vient à notre rencontre, il me paraît difficile d’approcher l’Apocalypse avec les yeux de la « chair » seulement. L’écoute fait appel au silence pour permettre le dialogue avec ce Dieu qui ne veut pas notre perte, ni pour condamner, mais faire face à nos propres limites et à nos contradictions. Mes miniatures sont un témoignage de ce qui vient d’être évoqué ainsi que ma lecture de l’Apocalypse dont j’invoquerais, en particulier, l’importance de la présence de l’Agneau de Dieu.

Après un temps de recherches, d’analyses, de lectures, d’esquisses et de méditations intégrées dans la prière à l’écoute de l’Esprit Saint, je me suis mis à la tâche. J’ai choisi un support très simple : du papier d’Arches pas trop épais et souple à l’emploi. J’ai tout d’abord commencé par le tracé des formes au crayon graphite, puis à l’encre vermillon. Cette étape m’a permis d’éviter de perdre le tracé déjà établi lors de la pose des couleurs à la tempera (mélange de pigments avec du jaune d’œuf et un peu d’eau). En scrutant certaines miniatures peintes du Xème siècle, j’ai pu constater un contour du dessin en rouge avant la mise en couleur. Ce qui veut dire que les formes dessinées viennent avant la pose des couleurs.

Tout comme pour l’icône, l’intervention de la forme vient avant la couleur, afin de rendre pleinement intelligible l’image. Il s’agit davantage d’une écriture que d’une peinture, d’une écriture qui devient vision de la Parole. Après quoi, les couleurs sont déposées en aplat en commençant par les fonds, puis par les vêtements, les détails et enfin par les visages, les mains et les pieds. Un rehaut bleu clair (composé par le mélange de quatre pigments différents) et parfois en or est déposé en dernier sur une bonne partie des vêtements et des ailes. Au final, je retrace toutes les formes à l’encre sépia ou plus généralement à l’eau de noyer avec l’aide d’une plume à bec.

Pour les encadrements, je reprends un motif qui se trouve à l’intérieur de ma miniature ou déjà existant dans l’une des miniatures mozarabes. Chaque cadre à son motif propre et ne ressemble pas à un autre. Les coins de mes miniatures sont formés d’une pointe entrelacée ou en forme de cœur. Cet apparent décor des coins a pourtant un sens bien défini : ces pointes, à chaque angle du quadrilatère de la miniature, permettent d’ouvrir davantage notre regard sur la vision que nous offre l’image révélant le message apocalyptique.        
     
      B Valladolid 93 
Beatus de Valladolid, Les quatre cavaliers (Ap 6, 1-8),

       vers 970.

      Source de l'image : Wikimedia Commons.           
         
   
L' Apocalypse   
                                                              
L’Apocalypse de Jean est la seule reconnue dans le Nouveau testament alors qu’il existe une kyrielle d’autres considérées comme apocryphes. L’Apocalypse est un genre littéraire qui s’est particulièrement développé dans l’Ancien testament (visions d’Ezéchiel et de Daniel), c’est pourquoi ce dernier à toute sa place dans l’herméneutique de l’Apocalypse de Jean. Bien qu’attribuée à l’apôtre Jean dès le IIème siècle, l’Apocalypse a été aussi vue comme une compilation de textes provenant d’époques et d’auteurs différents. Ceci a été réfuté, d’une part par la parenté indéniable avec les autres écrits johanniques, et d’autre part par la rigueur du plan septénaire qui l’organise comme un tout.

C’est aussi le livre le plus controversé des Ecritures, car il souleva des divergences et des oppositions telles que dans l’Eglise d’Orient son admission dans le Canon sera discutée jusqu’au Xème siècle, alors qu’il fut définitivement accepté en Occident par le décret du pape Damase Ier, en 382. C’est peu dire des difficultés de lecture encore visibles aujourd’hui que l’Apocalypse nous livrent. Ce dernier, n’est-il pas le moins lu des chrétiens qui pourtant se recommande vivement à la lecture : « Heureux celui qui lit et ceux qui entendent les paroles de cette prophétie et qui gardent les choses qui y sont écrites ! Car le temps est proche » (Ap 1, 3). Car il faut le préciser, « L’Apocalypse » est la transcription d’un terme grec Apocalupsis qui lui-même traduit le mot hébreu nigla lequel signifie : mise à nu, enlèvement du voile ou révélation. Avant d’être seulement une prophétie, l’Apocalypse est avant tout une révélation, mais aussi une vision consignée dans un livre, dont les scènes et les nombres sont autant de symboles des « idées » (archétypes) que Dieu veut bien dévoiler. Le dernier livre de la Bible commence par ces mots : « Révélation de Jésus-Christ, que Dieu lui a accordée afin de montrer à ses serviteurs ce qui doit bientôt arriver » (Ap 1,1), comme on révélerait un monument en le découvrant d’un voile, afin de le montrer aux yeux de tous. Le texte présente la Personne du Christ à son retour glorieux sur terre (la parousie) et les événements l’entourant (l’eschatologie).

L’étymologie d’un mot en dit parfois long sur sa signification, et c’est le cas du terme « Apocalypse » bien trop souvent employé comme la fin catastrophique du monde comme réduit à néant ou par un nouveau déluge tel que le film 2012 de Roland Emmerich nous projette. Mais après une lecture plus approfondie, en laissant aussi le cœur davantage s’ouvrir - se dilater - dans l’approche de la rencontre avec ce Dieu d’amour, se révèle à nous un monde restauré en son Créateur comme une nouvelle naissance. L’Apocalypse, pourrait-on dire, déchire le voile entre ciel et terre, pour laisser voir un monde transfiguré par la présence d’un Dieu qui sera « tout en tous » (cf. 1 Co 15,28 et Col 3,11). Mais quand cela se passera-t-il ? « Personne ne sait quand viendra ce jour ou cette heure, pas même les anges dans les cieux, ni même le Fils ; le Père seul le sait » (Mc 13,32). Il nous est donc impossible de savoir quand ce moment viendra. En revanche, il nous est demandé de veiller, de rester éveillé, car c’est comme un voleur dans la nuit que le Christ reviendra, aussi soudainement qu’un éclair.

Parmi les nombreuses interprétations, quatre peuvent être retenues comme les plus courantes. Il s’agit des thèses suivantes : celle « prétériste » (avant) qui considère l’Apocalypse comme un livre d’histoire retraçant dans la langue métaphorique juive les événements de la guerre de Judée entre 66 et 73, celle « idéaliste » qui voit l’Apocalypse comme un combat entre les forces du bien et les puissances du mal où tout (ou presque) est symbole, celle « historique » (présentiste) qui fait le rapprochement de l’actualité avec les événements décrits dans le texte et celle « futuriste » qui préfère voir dans ce livre une sorte de peinture des événements à venir, autrement dit une prophétie. Pour ma part, bien que plus proche de la thèse « idéaliste », je vois davantage la venue du Christ dans l’aujourd’hui de l’histoire et dans notre propre histoire, au cœur même de notre vie. Même si l’Apocalypse de Jean apparaît dans une période historique bien définie par les troubles et les violentes persécutions contre l’Eglise naissante, ce livre n’est pas moins une révélation de tous les temps et pour tous les temps. L’interprétation historique du temps de la glorieuse Rome et du culte des empereurs ne suffit pas pour expliquer l’Apocalypse. La portée de ce livre ne peut s’arrêter là, car il met en avant des valeurs éternelles sur lesquelles peut s’appuyer la foi des fidèles de tous les temps, et donc du nôtre. L’Apocalypse rassemble ce qui était hier à aujourd’hui dont le futur dépend. Je m’explique. Le « hier » est la venue du Christ dans le monde s’inscrivant dans l’histoire par l’Enfant qui va naître en Marie et qui ne s’élèvera que dans l’abaissement complet de la Croix, l’ « aujourd’hui » est la venue du Seigneur dans la liturgie par sa présence sacramentelle dans le pain et le vin qui deviennent Corps et Sang du Christ, et, le « futur » est la venue du Royaume de Dieu qui peut déjà se vivre au-dedans de nous (cf. Lc 17,21).

« Comme tous meurent en Adam, de même tous revivront en Christ ; mais chacun à son propre rang : Christ est les prémices, puis ceux qui sont à Christ ressusciteront à son avènement. Ensuite viendra la fin, quand il remettra le Royaume de Dieu, le Père, après avoir détruit tout empire, toute domination et toute puissance » (1 Cor 15, 22-24). Et c’est cela qu’annonce l’Apocalypse : la résurrection a été accomplie en Jésus et elle chemine déjà en chacun. Tout comme la parabole de la plus petite de toutes les semences (cf. Mt 13, 31-32), le Royaume des cieux est déjà planté dans le milieu du monde ; il ne cesse de grandir même si nous ne le voyons pas. Et ce qui au fond est détruit, ce n’est pas l’homme en tant que tel, mais tout ce qui peut écraser l’homme, en bref, le mal qui peut dominer l’homme tant extérieur à lui qu’en lui-même.

J’aimerais vous faire partager par mes miniatures une vision du monde où l’homme et son Créateur sont totalement réconciliés dans l’avènement de la gloire du Christ, où les saintes et saints expriment leurs joies au face à Face avec Dieu qui se dévoilera enfin dans sa plénitude, où nous-mêmes sommes mis à nu comme dépouillés et pauvres avec nos mains vides qui tendent pourtant vers Celui qui s’est fait le plus petit pour élever l’homme au-dessus des anges. Anges qui se trouvent omniprésent dans l’Apocalypse, comme si le ciel était tout proche de la terre, comme s’il était dit à l’homme de chercher les choses qui sont en haut (cf. Col 3,1) dans un ardent désir du Royaume des cieux.

Bien que les miniatures mozarabes se voulaient être un enseignement (catéchèse) à méditer des Ecritures, puis également le symbole fort de la résistance chrétienne face aux conquérants musulmans et aux hérésies, l’adoptianisme en particulier qui voyait le Christ comme le Fils adoptif du Père telle une créature reçue par lui lors de son baptême en raison de ses mérites, le but ultime de cet art est bien plutôt de rendre gloire à Dieu, l’inspirateur et le dispensateur de tout don, de toute image et de toute beauté.

Les couleurs vives et éclatantes de mes miniatures ont pour objectif de nous aider à nous détacher quelque peu du terrestre, afin d’avoir accès à d’autres « plans » de réalités. Sans ombre, ces miniatures sont par ailleurs le reflet voilé du Royaume de Dieu, de la Lumière plénière. Ainsi tout sera comme « revêtu » de cette Lumière, voire « habité » de cette Lumière qu’on ne pourra plus désormais ignorer. La description de la « Jérusalem céleste » au chapitre 21 de l’Apocalypse nous le fait découvrir.

Ce livre qui clôt le Nouveau testament, encore trop décrié aujourd’hui comme une prédiction catastrophique d’une fin totale du monde, est bien plus une source d’espérance fondée sur le message du salut universel du Dieu fait homme, de cet Agneau de Dieu vainqueur du mal et de la mort. Cet Agneau innocent et pur est au centre de la Bible comme il est au cœur de la vie du croyant. Cet Agneau humble et doux de cœur est venu habiter la misère de tout homme. Cet Agneau immolé, duquel coule à flot le sang rédempteur, ressuscite pour proclamer au monde le triomphe de l’Amour.
 

L’Agneau de Dieu dans l’Apocalypse à travers les miniatures exposées

Quand on parcourt l’Apocalypse, on découvre deux « visages » ou aspects différenciés du Seigneur : Jésus est à la fois le Fils de l’homme dans sa gloire au visage aussi brillant que le soleil, et il est en même temps cet Agneau immolé qui a été crucifié. Les six premières miniatures ainsi que les quatre dernières qui sont exposées nous le montrent.

La première miniature est une « ouverture à l’Apocalypse » ; et tout comme une ouverture d’un opéra, elle traduit en image le thème principal qui se retrouvera ailleurs dans la révélation : l’Agneau est parole vivante du Père ; il est le flambeau des âmes en quête d’Absolu. Innocente victime, il est cette flamme d’espérance qui illumine la cité divine dans nos cœurs. Il est cet Agneau pascal sacrifié pour rappeler et célébrer la sortie des Hébreux d’Egypte. Ceci atteste déjà que l’Apocalypse tout entière doit être lue dans la lumière pascale.
 
 
Folio 05 Seigneur au milieu des nuées
Pascal Meier, Le Seigneur au milieu des nuées (Ap 1, 7), folio 5.
Tempera, pigments avec liant gouache et encre sépia
sur papier d'Arches, format : 430 x 285 mm.
 
La seconde miniature nous dévoile le « Seigneur au milieu des nuées » qui resplendit de la gloire de Dieu. Et tout comme il est monté aux cieux lors de son Ascension, de même le Christ descendra pour apparaître aux yeux de tous dans sa majesté (la parousie/adventus).
 
 
 
     
   Folio 15 Agneau mystique    
Pascal Meier, Théophanie: l'Agneau mystique (Ap 4, 7-11 et 5), folio 15.
Tempera, coquille d'or et esu de noyer sur papier d'Arches,
format : 410 mm de circonférence.
 
 
 
La troisième miniature se distingue par son ampleur. Elle apparaît comme un sceau qui marque la feuille blanche. Il s’agit d’une théophanie, de l’Agneau sorti vainqueur de la mort et qui se donne chaque jour à l’Eucharistie. Sa composition reprend celle d’un schéma en forme de croix qui présente les cinq pains pris les dimanches ordinaires dans la liturgie mozarabe : une grande hostie au centre (là où est l’Agneau) entourée de quatre petites (là où se trouvent les roues célestes des quatre Vivants avec la forme d’un swastika au centre décrivant un mouvement giratoire). C’est dans une procession circulaire que les vieillards entourent l’Agneau en levant leurs coupes remplies des prières des saints tout en louant le Seigneur avec leurs instruments (des luths ou des cithares). D’autres vieillards se prosternent à terre en adoration vers l’Agneau, centre de toute vie liturgique.
 
 
 
Folio 17 5ème sceau âmes des martyrs
Pascal Meier, Ouverture du 5e sceau: âmes des martyrs
sous l'autel  (Ap 6, 9-1), folio 17.
Tempera, pigments avec liant gouache et eau de noyer
sur papier d'Arches, format : 445 x 305 mm.
 
 
 
Ensuite, on découvre avec émerveillement les « âmes des martyrs sous l’autel », image de l’assemblée des fidèles qui avancent vers l’autel, vers ce Christ qui se donnera entièrement à tous, tant au ciel que sur terre.
 
 
 
Folio 20 Adoration de l'Agneau 
Pascal Meier,  Adoration de l'Agneau dans le ciel (Ap 7, 9-17), folio 20.
Tempera, pigments avec liant gouache et eau de noyer sur papier d'Arches,
format : 430 x 600 mm.
 

Puis viens cette grandiose vision : l’ « Adoration de l’Agneau dans le ciel » où tous les regards se tournent vers l’Agneau ; où tout homme est placé face à la présence de la lumière de Dieu ; où tout homme forme un seul Corps avec l’Agneau de Dieu ; où tout homme se laisse transformer à l’image de la gloire de l’Eternel. De tels hommes sont à même de voir dans les autres le visage de la gloire de Dieu.
 
 
 
Folio 18 6ème sceau ceux qui se cachent dans les rochers
Pascal Meier, Ouverture du 6e sceau : ceux qui se cachent
dans les rochers  (Ap 6, 12-17), folio 18.
Tempera et eau de noyer sur papier d'Arches,
format : 480 x 305 mm.
 
 
 
Bien que la miniature de « Ceux qui se cachent dans les rochers » précède normalement celle que je viens d’évoquer, cette ouverture du sixième sceau donne à voir la fuite de ceux et de celles qui ne supportent pas la lumière de la face de « celui qui est assis sur le trône. » Même l’action céleste cesse de s’exercer sur la terre. L’enroulement du ciel, dessiné sur la miniature par un trait rouge finissant en spirale comme un tapis qu’on roule, serait un signe de la fin de la manifestation telle qu’elle existe. C’est l’annonce de la fin des temps et d’un monde nouveau qui se réalise ici.
 
 
 
Folio 27 5ème trompette sauterelles et ange de l'Abîme
Pascal Meier, 5e trompette : les espèces de sauterelles et
l'ange de l'abîme (Ap 9, 7-11), folio 27.
Tempera et eau de noyer sur papier d'Arches,
format : 460 x 290 mm.
 
 
 
A la cinquième trompette (qui ne se trouve pas dans cette exposition), surgissent du fond du puits de l’abîme d’étranges créatures néfastes qui peuvent correspondre à nos démons intérieurs. Ce puits de l’abîme n’est autre que notre cœur dominé par le mal laissant échapper des « espèces de sauterelles » qui nous rongent de l’intérieur, à tel point, que le soleil, image de notre esprit, finit par devenir sombre et que nous ne parvenons plus à voir la lumière.  Les hommes, qui viennent à adorer la « Bête montant de la mer et du Dragon », viennent à s’adorer eux-mêmes et se complaisent dans leur propre orgueil. Si on regarde attentivement cette miniature, les adorateurs face à la « Bête » sont comme entraînés vers le bas. Ils sont dans une position de prosternation et leurs mains sont en adoration devant la « Bête » en signe de soumission, mais leur alignement est perturbé. Ces quatre adorateurs déclinent comme s’ils chutaient.
 
 
 
Folio 36 Adoration de la Bête
Pascal Meier, Adoration de la Bête montant de la mer
et du Dragon  (Ap 13), folio 36.
Tempera et eau de noyer sur papier d'Arches,
format : 455 x 295 mm.
 
 
 
 
 
Folio 34 Temple ouvert et Bête de l'Abîme
Pascal Meier, 7e trompette : le Temple ouvert et la Bête
qui surgit de l'abîme (Ap 11, 19), folio 34.
Tempera, pigments avec liant gouache et encre sépia sur papier d'Arches,
format : 450 x 285 mm.
 
 
 
La septième trompette, « Le Temple ouvert et la Bête qui monte de l’abîme », nous amène à voir ce qui peut venir habiter notre cœur : l’Arche de l’alliance étant le symbole de la Présence divine au cœur du Temple ouvert, et la « Bête », étant la sortie de l’abîme du mal qui peut nous souiller de l’intérieur. Etrangement, cette miniature se trouve être au milieu de l’Apocalypse, de la Révélation, comme pour nous dire : que désire ton cœur, par quoi veut-il être habité et que va-t-il en sortir ?

Puis j’aimerais m’attarder sur une vision de la « victoire de l’Agneau », qui je l’avoue, est chère à mon cœur, pour ensuite conclure sur le chapitre 21 de l’Apocalypse dont je vais vous lire un large extrait. Ce choix s’est fixé naturellement, car il indique vers quoi tend l’Apocalypse qui se vit tout d’abord en nous.

Sur cette miniature de la « Victoire de l’Agneau », l’ « Homme-Dieu » n’est pas figuré en tant qu’homme, mais par la figure toujours aussi simple et quelque peu déconcertante de l’Agneau immolé. De cet Agneau qui paraît toujours fragile de par sa constitution et qui présente tout au long des siècles la victime idéale pour les holocaustes, les sacrifices perpétrés par les hommes pour leur salut. C’est cette figure, sous cette forme symbolique, que l’Apocalypse nous donne à voir le Christ sorti vainqueur du Mal, de tout mal. C’est cette figure qui se retrouve dans l’Eucharistie lorsque chaque fidèle prend l’ « Hostie » consacrée. On rend hommage et on demande grâce à cet Agneau lorsque l’Eglise entame l’Agnus Dei. C’est sous cette figure que le Christ prend pitié des hommes et qui leur donne la paix. C’est sous cette figure que le Christ est célébré à la Pâques. C’est sous cette figure que le Christ livre son corps à l’Amour de Dieu et illumine l’Eglise tout entière par sa gloire. C’est encore lui qui parvient à illuminer les cœurs à Dieu. C’est donc cette délicate figure, cet Agneau innocent, qui est livré à la mort. Cet Agneau, qui ne sait se défendre, est pourtant victorieux de ce qui l’a arraché à la vie. Cette figure déconcerte, car c’est cet Agneau, si humble de par sa présence qui ne représente pas la puissance d’un roi, qui triomphe pourtant sur des rois paraissant plus forts que lui. Cette force réside dans son humilité même qui a obéit jusqu’à la mort. Ce Christ s’est fait tout petit parmi les hommes ; il s’est fait tout le contraire des rois de ce monde qui gouvernent par leur puissance, à seule fin de terrasser leurs ennemis et de dominer le monde. Sa puissance : c’est l’Amour. Le Christ domine par son amour, il règne même par son amour. Amour qui a accueilli chaque être qui est venu à sa rencontre au fil des siècles ou qu’il rencontra durant sa présence inscrite dans l’histoire humaine. Amour rencontré, encore maintenant, par l’accueil en nous-mêmes réservé au Seigneur. Amour qui a donné un enseignement qui nourrit encore les cœurs aujourd’hui. Amour qui guérit bien des plaies humaines et des misères de ce monde. Amour qui ne finit pas de se révéler sous la forme de cet Agneau qui sauve une humanité déchue. Dans cet Agneau, qui s’est donné à Dieu pour l’Homme (anthropos) de tout son amour, il y a tout l’amour d’un Père filial pour ses « enfants » que nous sommes appelés à devenir. Son sacrifice est un don de Dieu, un don de la vie. Dieu se donne tout entier, et non partiellement, dans et à travers l’Eucharistie. Il se donne la même chose à chacun, partageant un même amour tant pour le fidèle qui pratique sa foi depuis longtemps que celui qui vient de commencer. Dieu aime tout autant le païen que le chrétien, car c’est vers tout homme qu’il se donne d’un semblable amour. Là réside au fond sa victoire. Et c’est cette « misérable » figure de l’Agneau qui combat sans opposer de résistance, fera fuir par sa douceur, et battra définitivement par son humilité la « Bête » qui incarne le Mal.
 
 
 
Folio 64 Jérusalem céleste
 
    
       
Pascal Meier, La Jérusalem céleste (Ap 21), folio 64.
Tempera, or en feuille, alliage doré et eau de noyer sur papier d'Arches,
format : 420 x 420 mm.
 
 
 
« Puis je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle ; car le premier ciel et la première terre avaient disparu, et la mer n’était plus. Je vis aussi la cité sainte, la Jérusalem nouvelle, qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu, prête comme une épouse qui s’est parée pour son époux. Et j’entendis une voix forte qui venait du trône, et qui disait : « Voici le tabernacle de Dieu au milieu des hommes ! Il habitera avec eux, et ils seront son peuple ; Dieu lui-même sera avec eux. Il essuiera toute larme de leurs yeux ; la mort ne sera plus, et il n’y aura plus de deuil, ni cri, ni souffrance ; car les premières choses auront disparu ». Celui qui était assis sur le trône dit : «  Je vais renouveler toutes choses ». (Ap 21, 1-5) … et il (un des sept anges) me montra la cité sainte, Jérusalem, qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu, resplendissante de la gloire de Dieu. Son éclat était semblable à celui d’une pierre précieuse, d’une pierre de jaspe, transparente comme du cristal. Elle avait une grande et haute muraille, avec douze portes, et sur les portes étaient douze anges, et des noms inscrits, qui sont les noms des douze tributs des enfants d’Israël : à l’orient, trois portes ; au nord, trois portes ; au midi, trois portes ; à l’occident, trois portes. La muraille de la ville avait douze fondations, sur lesquelles étaient douze noms, les noms des douze apôtres de l’agneau. Celui qui me parlait tenait une canne d’or pour mesurer la ville, ses portes et sa muraille. La ville était disposée en carré, et sa longueur était égale à sa largeur. Il mesura la ville avec le roseau ; elle avait douze mille stades ; sa longueur, sa largeur et sa hauteur étaient égales. Il mesura aussi la muraille ; elle avait cent quarante-quatre coudées, mesure d’homme, qui était aussi mesure d’ange. La muraille était bâtie en jaspe, et la ville était d’or pur, semblable à un pur cristal. Les soubassements de la muraille de la ville étaient ornés de pierres précieuses de toute espèce.  (Ap 21, 10-19)… Les douze portes étaient douze perles, chaque porte formée d’une seule perle. Et la place de la ville était en or pur, semblable à un cristal transparent. Je n’y vis point de temple ; car c’est le Seigneur Dieu tout-puissant qui en est le temple, ainsi que l’agneau. La ville n’a pas besoin ni de soleil ni de la lune pour l’éclairer, et l’Agneau est son flambeau. Les nations marcheront à sa lumière, et les rois de la terre y apporteront leur gloire. Ses portes ne se fermeront jamais pendant le jour ; et là, il n’y aura plus de nuit. On y apportera la gloire et les richesses des nations ; il n’y entrera rien de souillé, ni personne qui se livre à l’abomination et au mensonge, mais ceux-là seuls qui sont inscrits dans le livre de vie de l’Agneau. » (Ap 21, 21-27)
      
     
Partager cet article
Repost0
9 juin 2012 6 09 /06 /juin /2012 16:26

Folio 67 Oméga

 

 

Pascal Meier, Oméga (page finale), folio 67.

Tempera, or en feuille, encre sépia et eau de noyer sur papier d'Arches,

format : 390 x 260 mm.

Extrait de L'Apocalypse de Jean enluminée (droits réservés).

 

 

L’Oméga, qui clôt les visions de l’Apocalypse comme annonce de la fin du monde tel qu’il existe, est ici orné de l’espérance de la Résurrection, de la glorification du « corps » qui resplendira de la présence de lumière de Dieu, non plus comme un mystère, mais dans sa réalité.


On raconte qu’en Orient, il existe un oiseau au bec très dur, qui par son sifflement, défie et invite le serpent à lui livrer bataille. L’oiseau recouvre de terre les pierres précieuses qui habillent son plumage afin de mieux tromper son adversaire. Sous cet aspect humble, l’oiseau amène le serpent à se montrer négligent. Confiant, ce dernier vient près de l’oiseau, qui tenant sa queue devant sa tête comme un bouclier, attaque dans un premier coup de bec vigoureux la tête du reptile. Celui-ci, déconcerté et étourdi, se voit transpercer la cervelle par un deuxième coup de bec.


Tout comme cet oiseau cache les pierres précieuses que la nature lui a si généreusement prodiguées, le Christ a dissimulé sa nature divine en prenant corps à la nature humaine. De sorte que par son incarnation, le Christ s’est revêtu de l’ « impureté » de notre chair, afin que ce pieux stratagème abuse le « Malin ». Tout comme le bec de cet oiseau tue son ennemi, le Christ « tuera les méchants par le verbe de sa bouche » : nous dit l’Apôtre.


Le récit de cet oiseau est symbolisé dans cette miniature par deux paons se trouvant aux extrémités de l’Oméga. On peut voir le bec des deux paons percer la tête des deux serpents, les queues redressées au-dessus de leurs têtes et leurs pattes ressortir des entrelacs qui forment leurs corps. L’ornementation intérieure de l’Oméga est composée du pelage sous forme d’écailles des serpents et du plumage si spécifique des paons.


Aux yeux des Romains, la beauté du paon rappelait l’idée de la gloire la plus haute et l’emblème de l’incorruptibilité. Cette incorruptibilité fabuleuse du paon fut reprise par saint Augustin dans son ouvrage la Cité de Dieu (L. XXI, 4). Souhaitant mettre cette croyance à l’épreuve, saint Augustin se fit servir du paon rôti lors d’un dîner à Carthage. Il ordonna de réserver les magrets. Après trente jours, il découvrit que la chair ne sentait pas, et qu’au bout d’une année, celle-ci n’était qu’à peine desséchée. Dans ses Etymologies, Isidore de Séville a aussi codifié cette ancienne croyance en parlant de la chair si coriace du paon qu’elle ne pouvait se putréfier. Le paon symbolisera donc pour le Chrétien l’incorruptibilité de la chair même du Christ, lui qui naquit sans le moindre péché. Puis selon une origine orientale, la queue en éventail du paon s’identifiera par analogie aux cieux étoilés, qui dans la symbolique chrétienne sera comprise comme l’emblème du paradis et de l’immortalité. Immortalité qui conduit à la résurrection de la chair, à la restauration post mortem de tout homme.


Selon saint Antoine de Padoue : « A la résurrection générale, en ce jour où tous les arbres, c’est-à-dire tous les saints commenceront à reverdir, ce paon - qui n’est autre que notre corps – débarrassé des plumes de la mortalité, recevra celles de l’immortalité. » (Sermon pour la férie, 5è ap, la Trinité in Louis Charbonneau-Lassay, Le Bestiaire du Christ). Dans cette miniature, ne voit-on pas trois arbres étincelant de rubis, de saphirs et d’émeraudes ? Arbres qui symbolisent la vie de tout homme sanctifié et dont les fruits précieux se traduisent par ces joyaux.


Au pied de l’arbre, qui se trouve au sommet de l’Oméga « géant », deux têtes de paon sont insérées dans l’entrelacs. L’un penche sa tête et boit le calice où dépassent deux grappes de raisin - fruit de la Vie - pour bien signifier son contenu, l’autre incline sa tête et tient dans son bec l’ « hostie » ronde avec en son milieu une croix rouge dessinée, signe du pain consacré en véritable corps du Christ. Répond à cela deux anges au bas de l’image. Ils tiennent l’ « hostie » et le calice consacrés par l’Esprit Saint sous la forme traditionnelle d’une colombe rattachée à l’Oméga comme un ornement. Le pain et le vin consacrés sont cette Eucharistie célébrée par deux anges qui rappellent son origine céleste dont le Christ lui-même a donné à ses disciples lors de la sainte cène. Ce chant orthodoxe du six juillet dédié à saint Serge de Radonège nous renvoie à ce qui vient d’être dit : « (…) Réjouis-toi, qui fus digne d’avoir les anges pour concélébrants au moment de la Divine Liturgie, réjouis-toi, qui devins alors tout entier comme du feu » (cit. tirée de l’ouvrage de Michel Quenot, Du Dieu-homme à l’homme-dieu). Ne voit-on pas non plus par ces deux paons, l’un buvant à la coupe eucharistique et l’autre consommant l’ « hostie », le caractère double d’emblème d’incorruptibilité de la chair et d’immortalité en buvant le calice du salut en vue du Royaume éternel ? N’est-ce pas ce que tout prêtre, tout comme l’a été saint Serge de Radonège, souhaite au plus profond de son cœur au communiant quand il lui remet l’ « hostie » consacrée en lui disant : « Voici le corps de notre Seigneur Jésus-Christ, qu’il garde ton âme pour la Vie éternelle. Amen ! » Et ce vif souhait du prêtre ne se base-t-il pas sur la promesse du Christ : « Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang a la Vie éternelle ; et je le ressusciterai au dernier jour ! » (Jn 6, 54). Les deux paons qui se nourrissent et boivent les « espèces consacrées » sont les symboles de l’aspiration de tout chrétien à la Vie éternelle qui est sa suprême espérance.


Symbole de résurrection, le paon est à l’image du Christ sorti victorieux de la mort et dont nous sommes appelés à suivre. Ce paon, qui est ici représentation emblématique du Christ comme le premier des ressuscités et comme le principe de toutes les résurrections antérieures et postérieures à la sienne propre, comme l’homme parfait, juste et saint qui n’est corrompu par aucun vice, donne la possibilité à l’humanité de briller à nouveau de l’éclat varié des vertus à l’image des plumes du paon et de mettre en fuite le « Malin » par sa prière semblable au chant de cet oiseau qui chasse le serpent.

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Miniature - Enluminure - Icône
  • : Images, articles, documents sur l'art pictural médiéval : byzantin, mozarabe, roman, gothique
  • Contact

Recherche

Liste Articles

  • Oecuménisme pour la Semaine Romande de Musique et de Liturgie 2017
    Miniature "Oecuménisme dans l'Esprit Saint" Dans ce cadre : atelier "miniatures et enluminures", semaine du 10 au 16 juillet 2017 Inscrit dans une rosace quadrilobée rappelant la croix, l’Esprit Saint figuré par la colombe d’une blancheur éclatante,...
  • Extrait de mon prochain écrit : "Heureux les vainqueurs dans l'Apocalypse"
    Pascal Meier, Au vainqueur, je donnerai à manger de l'arbre de vie, folio 7b tempera, or en feuille et eau de noyer sur papier blanc narcisse vélin Richard de Bas, format : 240 x 300 mm (droits réservés). « Au vainqueur, je donnerai à manger de l'arbre...
  • Pascal Meier : commentaire sur la Jérusalem céleste
    Pascal Meier, la Jérusalem céleste, folio 64. Tempera, or en feuille, eau de noyer sur papier d'Arches, format : 420 x 420 mm. Extrait de L'Apocalypse de Jean enluminée (droits réservés). " Puis je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle ; car le premier...
  • Pascal Meier : deux icônes sur rondin
    Icône du Sauveur à l'oeil ardent Pigments avec liant gouache et tempera sur bois. 1998 Icône de la Mère de Dieu Pigments avec liant gouache et tempera sur bois. 1998
  • Pascal Meier : peindre les Beatus, les étapes pratiques
    Pascal Meier, La félicité des élus dans la nouvelle Jérusalem (Ap 22, 1-5), folio 65. Tempera et eau de noyer sur papier d'Arches, format : 460 x 295 mm. Extrait de L'Apocalypse de Jean enluminée (droits réservés). Chaque étape pratique correspond à une...
  • Patrick Ringgenberg : peindre la lumière
    La Transfiguration Théophane le Grec, Ecole de Moscou, vers 1403. Galerie Tretiakov. Source de l'image : Wikimedia Commons. Plus que le dessin ou même la couleur, le fondement à la fois technique et symbolique de l’icône est la lumière. La première lumière,...
  • Patrick Ringgenberg : le peintre, entre l'art et le Christ
    Saint Luc peint une icône de la Vierge. Peintre inconnu, Russie, début 15e siècle. Source de l'image : Wikimedia Commons Des premiers siècles jusqu’à la synthèse byzantine des Ve-VIe siècles, l’histoire de l’art chrétien peut être lue comme un enfantement...
  • Egon Sendler : l'icône, patrimoine de l'Eglise indivise
    Conférence donnée à Paris en janvier 2012 Anastasis - La Résurrection Atelier Saint-André du Père Igor (Egon Sendler) Le temps n’est plus, heureusement, où la méconnaissance pouvait se teinter de mépris entre les chrétiens d’Occident qui jugent l’art...
  • Pascal Meier : l’Agneau de Dieu dans l’Apocalypse
    Conférence du 18 juillet 2010 à la chapelle des Pénitents lors de l’exposition à l’Abbaye de la Chaise-Dieu en Auvergne Pascal Meier, Victoire de l'Agneau (Ap 17, 14), folio 52. Pigments avec liant gouache et encre sépia sur papier d'Arches, format :...
  • Pascal Meier : commentaire sur l'Oméga
    Pascal Meier, Oméga (page finale), folio 67. Tempera, or en feuille, encre sépia et eau de noyer sur papier d'Arches, format : 390 x 260 mm. Extrait de L'Apocalypse de Jean enluminée (droits réservés). L’Oméga, qui clôt les visions de l’Apocalypse comme...